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Journée d’études 

« Concepts en sciences humaines et sociales à l’épreuve de la traduction »

Après nous être questionnés sur « Traduire les langues philosophiques » (14 juin 2024) en présence de traductologues, de philosophes et de traducteurs, nous poursuivons la réflexion en élargissant le champ, en sciences humaines et sociales, mais en spécifiant le sujet, sur les concepts. Immanuel Wallerstein, dans un article souvent cité traitant les problèmes de traduction en sciences humaines (1981, 88)[1], souligne la centralité de concepts dans ces textes, et pose comme visée principale de leur traduction la transmission des concepts dune langue à une autre. Sa première recommandation au traducteur serait de « search for the standard translation, if one exists. By standard translation, I mean the accepted equivalent in the two languages of a technical term ». Comme s’il y avait un “commerce” de concepts, ironise Joshua M. Price, mais « good social scientists do not so much traffic in concepts as seek their elaboration » (Price, 2008, 350)[2]. Pour Marc de Launay également, la « potentialité innovatrice » dun concept résulte dun « acte complexe de lesprit, et jamais dun lexique » (2021, 43)[3]. Souleymane Bachir Diagne ne dit pas autre chose quand il cite lexemple du cogito, qui ne serait pas concept sans être « la conclusion dun mouvement de démonstration », et met en garde contre une idée de « philosophies grammaticales incommensurables » (2022, 131-132)[4].

Cependant, prendre un concept comme « un terme technique », cest en effet une idée répandue dans la traduction de textes en sciences humaines et sociales. Ainsi une fois identifié comme concept, un mot, que ce soit « unheimlich » (Freud), « discours » (Foucault), « durée » (Braudel), ou encore « salaud » (Sartre), obligerait le traducteur à lattacher à la paternité de ces auteurs, quitte à ne plus reconnaître certains comme relevant aussi du langage courant. 

Jocelyn Benoist, le spécialiste de concept, nous met en garde : « pour que nous ayons un concept pour quelque chose, encore faut-il que nous voulions le penser – cest-à-dire que les conditions soient réunies pour que nous voulions le penser »[5]. Autrement dit, si un auteur a développé un concept sur quelque chose, dans les conditions qui lui étaient propres et propices, sagit-il de le traduire simplement par « un terme technique » ? Aujourdhui, les défis sont interdisciplinaires, si l’on ne veut pas tout simplement attendre que lalgorithme nous propose des traductions.

La journée d’études sera loccasion de réunir des chercheurs qui sont intéressés par la circulation des concepts en sciences humaines et sociales qui discuteront sur des problématiques concrètes ou des termes en situation.  

Coordination : Florence Zhang (LCAO/CRCAO)

Comité d’organisation : Nicolas Froeliger (EILA/CLLILAC), Elise Pestre (IHSS/Études psychanalytiques)

 

Université Paris Cité

Bâtiment Grands Moulins, Aile C, Salle Léon Vandermeerch (481C)

 

Programme

 

9h30

François Rastier

 

Mots, termes, concepts : quelles unités, que traduire ? 

   Dès lors qu’ils sont définis et validés par une collectivité théorique, les concepts sont attachés à des lexicalisations privilégiées. Cependant, ils ne s’y résument pas et peuvent être décrits comme des formes sémantiques propres aux textes théoriques : leurs lexicalisations diffuses ou synthétiques, leurs évolutions, de leur constitution à leur disparition (par extinction ou banalisation désémantisée), leurs corrélats sémantiques, leurs cooccurrents expressifs, tout cela dessine un champ de recherche encore peu exploré.         

En tenant compte des avancées de la sémantique textuelle, on proposera notamment : (i) la définition d’unités textuelles non strictement bornées et séquentielles (les passages) ; (ii) l’extension du principe différentiel de la sémantique au contraste de corpus, entre discours, genres, et sections de textes ; (iii) l’analyse des genres textuels en zones de pertinence différenciées.

Ce comparatisme s’étend aux textes théoriques et à leurs traductions : par exemple le Dictionnaire des intraduisibles a déjà été traduit en treize langues.

Cependant, deux évolutions s’affirment : elles touchent d’une part la déconstruction des concepts qui en fait de simples termes partout utilisables (comme le mot déconstruction lui-même) ; d’autre part, le remplacement des concepts par des mots-clés, simples chaînes de caractères qui donnent matière à des nuages de tags et font l’objet d’enchères incessantes sur les moteurs de recherche et les IA grand public.

 

10h30

Thamy Ayouch

 

Traduire la race, lever les démentis : le diachronique, le dialogique et le diacritique

 

11h30

René Lemieux 

 

La retraduction de La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss en anglais et lenjeu de lintertextualité

La communication abordera la retraduction récente du grand classique de l’anthropologie La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss (1962). D’abord traduit (sans mention des traducteurs) sous le titre The Savage Mind en 1966, le livre a été retraduit en 2021 par Jeffrey Mehlman et John Leavitt sous un tout autre titre : Wild Thought (University of Chicago Press). L’anglais possède deux mots pour dire l’équivalent de « sauvage » : un terme désignant ce qui n’est pas domestiqué (wild), un autre qui a toujours eu une certaine connotation péjorative en désignant ce qui n'est pas civilisé (savage). L’objectif de Lévi-Strauss de revaloriser la pensée autochtone jugé non civilisé est-il contrarié par cette retraduction? Je me propose de questionner le passage de « savage » à « wild » (dans une moins mesure « mind » à « thought ») non pas en faisant la leçon sur ce qui semblerait peut-être une forme de rectitude politique, mais pour en comprendre la logique et en tester ses effets dans la réception américaine. 

            Pause 

14h

Bruno Poncharal

 

Sur la notion de faux-ami conceptuel

Si la notion de « faux-ami » est bien connue des étudiants en langues étrangères, et s’il est assez facile d’apprendre à les repérer et d’ainsi éviter faux-sens et contresens, en revanche, ce que Michael Heim désigne sous l’expression de « faux-ami conceptuel » dans les Guidelines for the Social Science Texts (SSTP Guidelines, ACLS, 2006 – www.acls.org/sstp.htm) « constitue un autre danger plus insidieux » pour le traducteur. Il fait allusion, en particulier, aux nombreux termes techniques propres aux disciplines des sciences humaines et sociales — sociologie, science politique, histoire, géopolitique etc. — au moment où la mondialisation « a tendance à unifier la signification de ces termes ». En effet, il montre que des notions comme celles de « démocratie », « d’État », de « communauté », de « libéralisme », qui peuvent sembler appartenir à une terminologie « internationale », sont susceptibles de recéler des sens différents selon les aires culturelles où elles sont utilisées ; elles peuvent aussi, « dans certains cas extrêmes, [être] le moyen pour une culture d’imposer ses significations » (Guidelines, p. 10). 

L’idée de « faux-ami conceptuel » est également utile quand il s’agit de penser la traduction de termes dont la signification a pu changer au fil du temps.

Ce sont les questions soulevées par le traitement en traduction de quelques exemples concrets de faux-amis conceptuels dans le domaine des sciences humaines et sociales que je souhaite explorer dans cette communication. 

 

15h

Kazuhiko Yatabe

 

Le concept de société et la sociologie japonaise : le périlleux périple d’une notion clé des sciences sociales 

Dans un texte récent, le scénariste et critique littéraire Eiji Ôtsuka rappelle la parution au Japon, en 2011, d’un ouvrage collectif sur les réseaux sociaux au titre a prioriincongru, La société sociale. Emploi pléonastique ou pas, comment un tel titre est-il devenu possible ? Le fait qu’il soit plausible dans la langue japonaise d’aujourd’hui témoigne du bond sémantique opéré par l’idée occidentale de « société » ou « society » au moment où elle a été traduite et introduite dans l’univers socio-linguistique japonais au milieu du XIXe siècle. Bond ou bien torsion ? 

Notre propos sera ici d’essayer de suivre le cheminement de cette notion au sein du champ intellectuel japonais, et notamment dans le domaine des sciences sociales – peut-on en effet imaginer une sociologie japonaise sans société ? Les pérégrinations japonaises du concept de société montrent que les enjeux de sa transposition ont été, et sont toujours, inséparablement linguistique, social et politique.

16h     

Table ronde

 

 

[1] Wallerstein, Immanuel (1981). Dans ce texte, il propose quelques recommandations normatives, bien résumées dans l’article de Price, Joshua M. (2008).

[2] Price, Joshua M. (2008). « Translating Social Science: Good versus Bad Utopianism », Target, 20(2), 348-364.

[3] Launay, Marc de (2021). « Conflit de méthode », dans Milliaressi, Tatiana et Christian Berner (dir.), Traduire les sciences humaines, Paris, Classiques Garnier, 41-57.

[4] Diagne, Souleymane Bachir (2022). De langue à langue: l’hospitalité de la traduction. Paris, Albin Michel, 2022.

[5] Benoist, Jocelyn (2010). Concepts. Paris, éditions du Cerf.

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